La jeune et toujours présente association Tripode (cf. 303 n°74) s'est une nouvelle fois illustrée au mois de janvier avec cette fois-ci une exposition de Gaël Derrien " qhuuomtaiidnien ". Ce titre à l'incongruité attirante n'est autre que la contraction des mots " quotidien" et " humain ". A travers cette contraction grammaticale, un des projets de l'artiste nantais serait la constitution d'une langue nouvelle, à même de pouvoir traduire et rendre compte d'une unité maximale de sens et de possibilités. Langue originelle plutôt qu'originale, qui serait capable de restituer une totalité perdue et d'induire un rapport au monde neuf.

" Fruits et légumes sont les mesures de la terre ", Gaël Derrien, dont l'attitude se rapprocherait de celle de Fabrice Hybert, développe une physique décomplexée de l'hétérogène et du naturel, qui serait à réitérer et à rebaptiser constamment. Lorsque l'artiste réunit autour d'une table un certain nombre de personnes devant lesquels sont posés des fruits et légumes, il invite à une opération littéralement linguistique. En effet, découper et mâcher les aliments consiste à actionner d'une certaine façon la mâchoire, et produire ainsi une parole. L'expérience, jouant sur le sigle de la Réunion des musées nationaux, s'appelait “RMN, radio-mâcher-nommer”. Performances orales et auditives enregistrées qui matérialisent et résument dans un même mouvement l'idée de transformation.

Chez Gaël Derrien, la pensée est germe, équinoxe ; le support et le lieu où elle va s'orchestrer, telle la glissoire qu'il montrait à l'exposition, censée rendre visible et organiser le flux. Pour l'artiste, " exercer une activité plastique et poétique, c'est observer ses propres flux et ceux du monde, c'est naviguer en anthropologue sur le fil qui se fait ". Ainsi, la création ne s'arrête pas, elle est une ballade insouciante et ininterrompue dont la distraction en serait le moteur. De même, elle peut prendre les circonvolutions d'une déambulation sur le site Internet qu'il a construit et où il expose son travail. La ligne, récurrente dans ses peintures Loops et Phra, est la forme du prolongement, de l'illimité. La boucle représente le cycle, autre figure de l'infini à saisir. Les guirlandes, assemblages insolites d'éléments disparates et déjà usités, incarnent une réunion sémantique qu'il y aurait toujours à mettre en oeuvre.

Géomètre improbable du devenir, si Gaël Derrien a le goût pour la liste, l'indexation, c'est toujours dans ce soucis du recensement, comme un moyen de dialoguer avec l'immensité ou avec ce qui fuit sans cesse. L'archivage réside en une science de l'empilement, de la compilation ; d'un objet ou d'un déchet naîtra plus tard une poétique inédite, une jonction effrontée de connaissances, tout cela sous l'oeil amusé de l'artiste. Le résidu porte déjà en lui le futur de son changement. Inlassablement fureteuse, la pensée s'apparente à la digestion, manière d'appréhender le temps et les données d'information.

Gaël Derrien manie la rumination jubilatoire. A Tripode, celui-ci présentait sur une table, presque matrice, ce qu'il nomme ses cahiers de recherches, entamés en 1998, traces de projets menés à terme ou inaboutis auxquels il reviendra peut-être. Au nombre d'entres elles, le Rodor : boîtes contenant de la vaseline destinée à fixer les odeurs ; postées et envoyées vers une fausse adresse de l'autre bout du monde, puis retournées à l'artiste expéditeur. La dérive concrétise la quête du volatile.

Gaël Derrien pratique l'invention avec une désinvolture appliquée, sérieuse et continuelle. Ses peintures Fleurs se conçoivent tels des aphorismes, des condensations ; le motif très simple et basique de la fleur renvoyant à une sorte d'absolu, de complétude. Et de rappeler alors la fameuse phrase de Gertrude Stein, " a rose is a rose is a rose… ". L'espace où s'abolissant le temps laisse place à d'immobiles révolutions.



La vie dans les boucles